Telle que tu me vois (extrait)
27 juin 2018
Pendant les quinze premières années de ma vie, j’ai vécu dans un monde imaginaire. J’étais l’actrice d’un film que mes parents avaient inventé pour moi et dont j’ignorais tout. Pour m’éviter de souffrir, pour me protéger des autres, sans doute aussi pour me donner un peu de temps. Le temps de faire le plein de jolis souvenirs et d’illusions avant que le rideau tombe sur la vie rêvée de leur petite fille. Ils savaient, bien sûr, ils ne pouvaient pas ignorer qu’après l’annonce ma vie serait coupée en deux pour toujours, avec un avant et un après. Pendant les quinze premières années de ma vie, j’étais Truman Burbank dans The Truman Show, le héros d’une émission de téléréalité à qui l’on fait croire depuis trente ans que sa vie sous cloche dans sa jolie petite ville de Seahaven est bien réelle, alors que tout est en carton. Sa naissance devant les caméras, ses parents, la mort accidentelle de son père en pleine mer, ses premières amours, ses amis, ses voisins, son mariage, son boulot, ses collègues : tout est bidon, destiné à divertir des millions de téléspectateurs. Le monde entier est au courant, sauf lui. Jusqu’au jour où l’une des protagonistes se rebelle contre le sort réservé à Truman. Elle surgit à contretemps, lui dévoile la vérité sur son rôle de marionnette, sème le doute dans sa tête. Truman désormais se méfie de tout le monde, de sa femme, de ses meilleurs amis, et l’émission dérape. Il déjoue les pièges que lui tendent les producteurs pour le retenir sur le plateau, surmonte sa peur de l’eau, brave la tempête orchestrée par la régie et quitte le décor, en tirant sa révérence : « Good afternoon, good evening and good night. »
Après l’aveu de mes parents ce matin d’été de mes quinze ans, j’ai eu envie de tirer ma révérence, moi aussi, trois fois, dix fois, cent fois. J’étais devenue une supercherie, mon visage dans le miroir, un insupportable mensonge. Comment parler maintenant à ces gens qui savaient depuis tout ce temps ? Comment ne pas revisiter chaque souvenir de mon enfance à la lumière de ce que j’avais ignoré jusqu’alors ? Soudain, je les soupçonnais tous de m’avoir caché leur vrai visage. Papa, maman, mes grands-parents, mes oncles, mes tantes… Et ce professeur dont j’avais toujours pensé qu’il me prenait pour une demeurée tant il s’extasiait devant la moindre de mes prouesses ? Il devait s’imaginer dans un freak show. Et moi qui ne me doutais de rien !
Dans l’un des albums de famille religieusement entretenus par ma mère, il y a une photo que j’ai du mal à regarder, même aujourd’hui. C’est un tirage jauni dont les bords sont racornis à force d’avoir été décollé, scruté, recollé. On y voit un bébé allongé sur un linge blanc. La petite fille est joufflue comme une pâtisserie dorée sortie du four. Elle sourit à l’objectif. Elle doit avoir six ou sept mois. Ses mains potelées agrippent les minuscules doigts de pied parfaitement dessinés. Elle est nue. Cette photo, on me l’a montrée des centaines de fois. « C’est toi, Élodie, lorsque nous étions en vacances chez pépé et
mémé. » Je le sais. Ils me l’ont répété si souvent. Pourtant, quelque chose ne va pas. Sous ses airs innocents, cette petite fille est une menteuse…
Qaanaaq (Extrait)
27 juin 2018
Nátt (Extrait)
08 mars 2018
Ça vous plaît, l’Islande ?
Depuis son arrivée dans l’île, tout le monde lui posait cette question.
La belle aurore de juin annonçait une journée prometteuse. Non qu’il y ait une différence très nette entre le matin et le soir: à cette période de l’année, le soleil brillait pratiquement sans interruption, jetant sa lumière aveuglante partout où Evan Fein portait le regard.
Étudiant en histoire de l’art, originaire de l’Ohio, il se préparait depuis longtemps à découvrir cette île aux confins du monde habitable. Et il s’y trouvait enfin. Peu avant son arrivée, les Islandais avaient eu droit à deux éruptions volcaniques consécutives, comme si la Nature avait concentré toute son énergie pour ajouter au désastre du crash financier. L’activité du volcan s’était, depuis, quelque peu apaisée ; Evan n’avait pas assisté au plus fort du spectacle.
Il avait commencé par quelques jours à Reykjavik et dans ses environs pour admirer les sites touristiques incontournables, puis loué une voiture et pris la route du Nord. Après une nuit passée dans un camping de Blönduós, il partit de bonne heure en direction de Skagafjördur. La voiture était équipée d’un lecteur CD, il y glissa l’album de vieilles ballades islandaises qu’il venait d’acheter. Cette musique lui plaisait, même s’il ne comprenait pas les paroles. Il se sentait heureux, ainsi immergé dans la culture du pays qu’il explorait comme un vrai baroudeur.
Il s’engagea sur la route sinueuse de Thverárfall qu’il quitta juste avant la ville de Saudárkrókur, sur le versant le plus lointain de la péninsule. Il avait envie de jeter un coup d’œil à la source de Grettir, ce bain chaud ancestral entouré d’un muret de pierre, censée, se situer dans les environs, non loin de la côte. Roulant au pas sur la piste cahoteuse, il se demanda s’il ne perdait pas son temps à essayer de le localiser. Toutefois, l’idée de se détendre un peu dans l’eau fumante tout en savourant la beauté du paysage et la tranquillité du matin était séduisante. Il continua d’avancer lentement, dispersant sur son passage les troupeaux de moutons, mais les sources demeuraient introuvables. Il avait dû rater un embranchement. Chaque fois qu’il passait devant une ferme, il scrutait le paysage pour repérer l’accès aux sources – au fond d’un champ, en contrebas d’un virage, le long d’un chemin de terre… Avait-il roulé trop longtemps?
Enfin, il avisa une jolie maison en bordure de route qui, vue de plus près, paraissait inachevée. Une camionnette grise était garée juste devant. Evan se rangea le long du chemin. Et sursauta.
Le conducteur de la camionnette – était-ce le propriétaire des lieux? – était étendu par terre, juste à côté de la maison. Immobile. Inconscient? Evan retira sa ceinture de sécurité et ouvrit la portière sans même couper le contact. Les ballades folkloriques continuaient de grésiller à travers les minuscules haut-parleurs, distillant une ambiance irréelle.
Le premier réflexe d’Evan fut de se précipiter vers la maison, mais il ralentit à mesure que la scène lui apparaissait dans toute sa crudité. L’homme était mort. Ça ne faisait aucun doute. Et pas de doute non plus sur le fait qu’il s’agissait d’un homme, à en juger par sa corpulence et ses cheveux coupés court. Impossible en revanche d’identifier son visage : il disparaissait sous une bouillie sanglante.
À la place d’un œil, une orbite vide.
Tétanisé, Evan fixait le cadavre devant lui. Il aspira une grande lampée d’air et finit par fouiller sa poche à la recherche de son téléphone. En fond sonore, incongrues, les ballades islandaises.
Il se retourna subitement pour s’assurer que l’agresseur de la victime n’était pas derrière lui.
Rien. Evan était seul – avec le cadavre.
À côté du corps, il remarqua un morceau de bois taché de sang.
L’arme du crime?
Il vomit, l’esprit noyé par un flot de pensées.
Réfléchis. Garde ton calme.
Il s’assit dans le pré devant la maison et composa frénétiquement un numéro d’urgence sur son téléphone. Il se maudissait de ne pas avoir choisi une autre destination de voyage… L’Islande est l’un des endroits les plus sûrs au monde, prétendait son guide.
Evan jeta un long regard sur les champs verdoyants caressés par le chaud soleil estival, les fabuleuses montagnes se profilant au loin, les reflets scintillants dans les eaux bleutées du fjord, les îles ravissantes…
Plus maintenant, songea-t-il en entendant la voix de l’opérateur.
Plus maintenant.
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Nátt
Ragnar Jónasson
21 € - 352 pages
D'abord, ils ont effacé notre nom (Extrait)
08 mars 2018
1
Naissance de l’ogre de Birmanie
Le dictateur U Ne Win fait régner la terreur en Birmanie depuis des décennies. En 1982, il a un nouveau projet : réinventer l’identité nationale et fabriquer un ennemi factice pour entretenir la peur. Il promulgue sa nouvelle loi : dorénavant, pour garder la citoyenneté birmane, il faudra appartenir à l’un des cent trente-cinq groupes ethniques reconnus, groupés en huit « races nationales ». Celui des Rohingyas n’en fait plus partie. D’un trait de plume, notre ethnie disparaît officiellement. L’annonce tombe comme un couperet pour plus d’un million d’entre nous qui vivons dans l’État d’Arakan, la terre de nos ancêtres, à l’ouest de la Birmanie. Le lavage de cerveau est lancé. Sournoises, la rumeur et l’angoisse se propagent de village en village et font le reste du travail. Il est désormais interdit de prononcer le mot rohingya. Il n’existe plus. Nous n’existons plus.
J’ai trois ans et, déjà, je dois m’effacer aux yeux de mes concitoyens birmans. Je deviens le « Bengali », l’étranger de mes voisins, un de ceux qui se reproduisent aussi vite que des lapins et menacent d’envahir le pays. On nous appelle les « kalars », un terme péjoratif qui désigne avec mépris et dégoût les ethnies à la peau foncée et plus spécifiquement nous, les Rohingyas, les musulmans birmans. Dans d’autres pays, dans d’autres circonstances et à d’autres époques, kalar aurait signifié bougnoule, négro ou youpin. Ce mot fait l’effet d’une gifle, il nous ébranle jour après jour en même temps qu’au coin du feu, dans les chaumières du Myanmar, une étrange histoire se perpétue : à cause de notre physique, on dit de nous que nous sommes des ogres malfaisants venus d’un pays lointain, des êtres plus proches de l’animal que de l’homme. Désormais, cette image hante les pensées des plus grands et fait le cauchemar des plus petits.
J’ai trois ans et je vais devoir grandir avec l’hostilité des autres. Je suis déjà hors-la-loi dans mon propre pays, hors la loi dans le monde. J’ai trois ans, je ne sais pas encore que je suis apatride. Car sur mon berceau s’est penché un homme tyrannique qui m’a tracé un destin auquel il me sera difficile d’échapper : je serai fugitif ou je ne serai pas.
2
Les histoires de mamie
1984
Dans la hutte éclairée à la lueur des bougies, les paupières lourdes, j’entrouvre les yeux et perçois le visage ridé et bienveillant de mamie. Ses traits sont brouillés par les vapeurs de l’eau qu’elle touille. L’odeur du riz et le crépitement du feu me tirent de ma torpeur. Mamie s’approche de moi, s’assoie les jambes croisées sur le grand mat d’herbes séchées, à même la terre battue, et me serre dans ses bras. Elle tamponne régulièrement mon front brûlant d’un tissu imbibé de l’eau parfumée par les herbes que papa a trouvées dans la forêt. À ses côtés, maman fredonne une chanson imperceptible et berce ma petite sœur Anwara*, agrippée à son sein. Mamie porte une cuillère de bouillie à ma bouche, mais je ferme à nouveau les yeux, épuisé par la maladie. Sa voix résonne comme un écho lointain.
Tiens bon, mon Habib. Avale ça pour reprendre des forces. Ce n’est pas une petite fièvre qui va avoir raison de toi. Courage mon petit…
Ses paroles se distinguent à peine du bruit ambiant et s’enchaînent, sans s’interrompre, sans que je sache si elle s’adresse à moi, à papa et à maman qui tendent l’oreille ou à ses propres chimères. Celles d’un autre temps, des personnages tourmentés vivant encore au fond de sa mémoire. Ils courent, ils errent, ils pleurent et hurlent à l’aide. C’est ainsi que j’ai commencé à avoir peur du feu, parce que celui-ci a d’abord été habité par les lamentations des fantômes de mamie, ceux de notre famille et de notre peuple qui ont péri, prisonniers des sabres coupeurs de têtes et des flammes assassines.
Ma grand-mère me renifle très fort dans le creux du cou. Une marque d’infinie tendresse. Je frissonne, mais sa voix me rattrape et m’entraîne dans le récit de notre peuple maudit.
– Au-delà du fleuve Kaladan, mon petit, il y a des dangers bien plus grands qu’une petite fièvre de malaria. Tu vas vite t’en remettre et, bientôt, tu seras assez grand pour aider ton papa dans son échoppe. Ici, tu es en sécurité. Notre village est une oasis encore paisible dans ce désert de haine. Ils ne viendront pas nous chercher jusqu’ici.
Elle soupire. Ce long soupir qui ponctue ses histoires terrifiantes et parfois ennuyeuses. Des histoires interminables qui s’accompagnent toujours de leçons de morale et de prières à Dieu. Une discipline pesante qu’elle nous inculque au quotidien alors que mon frère, Momo*, et moi, nous ne pensons qu’à jouer.
Le passé de mamie est tout entier dans sa tête, loin de nous, et il a la fâcheuse habitude de venir interrompre nos fous rires et plomber nos jeux. Ce soir de juin qui annonce le début de la saison des pluies, blotti dans ses bras surprotecteurs, je suis trop faible pour me dégager et m’enfuir en pouffant avec Momo vers notre cachette derrière le poulailler. Les yeux mi-clos, je m’abandonne à la mélodie de sa voix rauque, à ses doux mouvements d’épaules qui me balancent tendrement. Puis je le vois partir. Son regard, opaque, est déjà là-bas. Avant même qu’elle n’ouvre la bouche, je sais que les images sont réapparues dans son esprit.
– Habib, jadis, le monde était vaste et infini. Les hommes et les femmes voyageaient lentement, au rythme de la nature et de Dieu, à la recherche de terres paisibles et fertiles. Les peuples embarquaient sur de grands navires et traversaient les océans. Pour invoquer la clémence des forces naturelles, les marins offraient chaque jour une petite pierre précieuse aux vagues qui l’avalaient pour la déposer, comme une offrande, au fond de l’océan. C’est ainsi que certains de nos ancêtres ont atteint sains et saufs le royaume de Rohang. On l’appelle aujourd’hui l’Arakan. C’est une terre généreuse et bénie par Dieu, qui donna naissance aux Rohingyas, une tribu de pêcheurs et de paysans paisibles.
Comme pour chercher son approbation, mamie se tourne vers papa, appliqué à tracer des chiffres et des lettres dans un cahier aux pages jaunies. Elle poursuit son récit :
– Mon petit, notre histoire est devenue un mensonge et un crime aux oreilles de la dictature. La haine et le racisme qui la dominent font de nous des étrangers à abattre.
Elle écrase son nez sur ma joue, inspire fort avant de poser un nouveau linge sur mon front perlant de sueur.
– Tu n’auras que ta mémoire pour transmettre notre histoire, Habib. Alors, écoute-moi bien, car ta grand-mère n’est pas éternelle.
L’histoire des Rohingyas, je commence à la connaître. C’est une saga cauchemardesque que mamie ne peut s’empêcher de nous conter chaque soir.
– Aujourd’hui, je n’ai que ma parole à te léguer, mon petit homme. Nous avons été pillés de nos richesses. J’étais jeune comme ta maman lorsqu’ils sont venus attaquer notre village à quelques lieues d’ici. Ils voulaient tuer les kalars musulmans, ils disaient. Ils ont envahi nos maisons et les contrées voisines. Tout l’État. Des sabres ont fendu les airs. Des têtes ont été tranchées. Les femmes ont vécu des tortures qu’elles seules peuvent connaître. Prises au piège, certaines ont préféré se jeter à l’eau et se noyer pour éviter de tomber entre les mains répugnantes et criminelles de ces hommes. Nous avons quitté nos champs, nos chèvres, nos bœufs et nos poules. Durant des jours, nous avons fui par la forêt qui longe la frontière. C’était en 1942.
Papa lève enfin la tête de son cahier et interrompt les palabres de mamie.
– Mère… Il est trop petit pour comprendre tout ça, tu ne crois pas ? Tu vas le traumatiser.
Ma grand-mère se tait, mais son cœur s’est ouvert. Elle n’en restera pas là. Elle attrape une bûchette de thanaka, dont elle râpe l’écorce avec vigueur sur le kyauk pyin. En quelques minutes, elle parvient à en extraire une pâte jaune et fraîche qu’elle applique avec douceur sur mon visage brûlant. Du coin de l’œil, j’aperçois la silhouette de Momo. Il joue avec des cailloux sur la terre battue. L’envie de le rejoindre me donne un regain d’énergie. Je tourne la tête, tends le bras vers lui en tentant de me défaire de ceux de mamie encore trop lourdement enroulés autour de moi, en vain. La malaria a pris toutes mes forces. Je transpire. Mamie continue de m’éponger. Je m’abandonne.
– Qui sait, mon fils, combien de temps avant que nous soyons à nouveau pris en chasse ? reprend mamie en s’adressant à papa. Est-ce que j’ai eu de la chance ? Ma vie a été balisée par la perte de ceux que j’aime. Combien de pogroms avant qu’on soit tous anéantis ? Ils ont pris mon père, ils ont jeté mon mari en prison. Dieu sait ce qu’ils lui ont fait endurer avant sa mort. Le fleuve Kaladan est rempli de notre sang. Dieu vous préserve le plus longtemps possible. Tes enfants doivent se préparer au pire.
Mamie tressaille. Elle lâche prise. Mon corps glisse dans le creux qui sépare ses jambes, retenu par son longyi fleuri. Une larme chaude m’éclabousse la joue. Ma tête bascule sur ses genoux. Elle se ressaisit et me serre contre sa poitrine en plongeant son regard dans le mien. Mon père, de nouveau absorbé par ses calculs et par ses écritures, ne l’écoute plus.
Elle continue malgré tout de me raconter l’histoire secrète et non écrite des Rohingyas.
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D'abord, ils ont effacé notre nom. Un Rohingya parle
Habiburahman, Sophie Ansel
19,90 € - 240 pages
Assad (Extrait)
07 février 2018
2. Un président malgré lui
Bachar el-Assad n’avait pas vocation à devenir président, et encore moins à vivre reclus dans son pays pendant six longues années de guerre. Dans les années 1980, après avoir suivi des études de médecine en Syrie, il a passé deux années en Angleterre, à Londres, afin de poursuivre une spécialisation d’ophtalmologiste puis d’exercer cette profession à l’hôpital St Mary, dans le quartier de Marylebone. Il dit avoir fait le choix de ce métier parce que «c’est une médecine très précise, qui ne se fait presque jamais dans l’urgence et dans laquelle il n’y a que très peu de sang». Par son éducation, français en première langue, anglais en seconde, il possède un solide contact avec l’Occident. À l’époque où il vivait à Londres, il était venu faire un stage chez un ophtalmologiste parisien. Dans un premier temps, ce dernier avait donné son accord pour me recevoir. Puis il s’est ravisé. Bachar el-Assad fait peur. C’est donc par le biais d’une de ses patientes que j’ai pu recueillir quelques impressions à propos du jeune stagiaire. « Il était déjà médecin, lui a-t-il dit. C’était il y a environ vingt-cinq ans. Il parlait très bien français. Il arrivait de Londres, où il vivait, et résidait à Paris, chez son oncle Rifaat.» Et quoi d’autre? C’est tout? Oui, bien sûr, « il était timide, parlait peu». Comme souvent, tant à l’étranger qu’en Syrie, ceux qui l’ont rencontré avant qu’il ne devienne président peinent à se souvenir de quoi que ce soit de particulier à son égard. L’ophtalmologiste livre d’ailleurs très vite son opinion sur ce que, selon lui, Assad est devenu: «Je n’arrive pas à comprendre qu’un médecin gaze sa population. Un médecin est quelqu’un qui fait des études pour soigner. »
À ma connaissance, aucun autre leader au monde n’a connu une telle déchéance. Aucun ne s’est retrouvé au ban des nations aussi rapidement alors qu’auparavant on lui déroulait le tapis rouge. L’exemple de la visite parisienne décrite au chapitre précédent est édifiant. Jadis, j’avais trouvé suspect le caractère rapide et brutal de l’ostracisme venu frapper Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi, conduisant à leur élimination avec les conséquences que l’on connaît. Ces dictateurs étaient de parfaits sanguinaires. Ils n’étaient en rien fréquentables, mais on les courtisait parce que longtemps, ils avaient servi nos intérêts. Ils avaient eu les faveurs de George Bush père et fils, Bill Clinton, Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy, et jamais l’ampleur de leurs crimes – gazages des Kurdes, massacres des chiites ou, en Libye, persécution des opposants – n’avait influé sur l’opinion que nos leaders émettaient sur leurs alliés régionaux. C’était l’époque de la Realpolitik, un temps «kissingérien» qui remisait très loin la morale et les valeurs. Puis vint le moment où tout a basculé – invasion du Koweït et armes de destruction massive pour l’un, révolte populaire à Benghazi pour l’autre – et où l’allié fidèle, bouclier contre l’Iran pour Saddam, gardien de la frontière sud de l’Europe pour Kadhafi, s’est brusquement transformé en Hitler arabe.
Si l’on doit chercher une faute originelle dans le drame syrien, on la trouvera certainement du côté de Bachar el-Assad. Son attitude au début des troubles qui ont plongé son pays dans la guerre civile n’est pas des plus avisées – c’est le moins qu’on puisse dire. L’insurrection commence en mars 2011 dans la ville de Deraa, au sud du pays, à quelques kilomètres de la frontière jordanienne. «Deraa est très pauvre. Elle réunit tout ce qui pose problème en Syrie : une économie en faillite, une explosion démographique, un mauvais gouverneur et des forces de sécurité autoritaires », écrit alors Joshua Landis, spécialiste de la Syrie et directeur du centre d’études du Moyen Orient à l’université d’Oklahoma 3. La dimension économique est un facteur souvent négligé par les analystes du conflit syrien. Elle est pourtant fondamentale. Sous le vernis de modernité qu’affiche alors la Syrie de Bachar el-Assad, des inégalités sociales ont fleuri à la faveur de la crise qui frappe le pays. Depuis l’indépendance, en 1946, sa population a doublé tous les vingt ans. Impossible de «fixer» cette masse dans les zones rurales. Impossible également de l’absorber dans le tissu urbain. À partir de 2000, l’exode rural s’est accéléré, et entre 2006 et 2011, une sécheresse terrible accentue le phénomène. Le gouvernement n’est pas préparé à faire face à cette crise du monde agricole. En conséquence, à la périphérie des grandes villes, des localités misérables voient le jour. Les classes moyennes désertent des bourgades de taille moyenne comme Deraa, Jisr al-Choghour ou Idlib, et même des villes comme Raqqa, au profit de centres urbains plus riches : Alep, Homs, Hama et surtout Damas. En parallèle, ces villes bénéficient de l’ouverture libérale voulue par Bachar el-Assad. Mais cette nouvelle politique se révèle incapable d’offrir du travail à tout le monde, créant un déséquilibre extrême entre villes et campagnes. Un cinquième de la population se retrouve au chômage. La situation est critique dans le nord du pays et sa capitale économique, Alep. L’extrême pauvreté des campagnes, au regard de la richesse de la plus grande métropole de Syrie, explique bien mieux que les questions confessionnelles ou la lutte contre la dictature les motivations qui pousseront l’insurrection à envahir une partie d’Alep en juillet 2012.
À Deraa, le contexte est plus explosif qu’ailleurs. Et voilà qu’une bande de gamins, inspirés par le mouvement qui, de Tunis au Caire, met le monde arabe en ébullition et chasse les autocrates, se met à taguer sur un mur: Jay alek el ddor ya doctor! (Ton tour arrive, Docteur!). Docteur est le surnom de Bachar, en référence à sa profession d’origine. Peut-être est-ce aussi une façon de lui rappeler qu’il n’était pas programmé pour diriger le pays. Le paradoxe est que, bien avant la Tunisie, la Libye ou l’Égypte, un premier Printemps arabe a déjà eu lieu en Syrie – et que Bachar el-Assad y est pour quelque chose. Cela remonte au début des années 2000. Il vient de succéder à son père. Soucieux d’apparaître comme un président moderne et d’imprimer sa marque, il pratique l’ouverture en tolérant des regroupements d’un type nouveau, baptisés montada. Ce sont des forums de discussion entre opposants qui se tiennent dans des habitations privées, un peu partout dans le pays. Des éléments du régime y participent aussi, bien que ce soit surtout pour eux un moyen de surveiller ce qui s’y dit. Le montada est perçu comme un des signes que Bachar veut faire bouger les choses. Il entend faire entrer la Syrie dans la modernité en encourageant le dialogue. Dans le même temps, il se rapproche des milieux d’affaires, notamment d’un groupe de jeunes entrepreneurs de sa génération. Il décrète vouloir mener une lutte sans pitié contre la corruption, manière habile de se débarrasser du clientélisme des vieux caciques du régime. Il entend pratiquer l’ouverture économique tout en conservant une poigne de fer pour ce qui est de l’exercice du pouvoir. Le style est nouveau, la représentation du pouvoir ancienne, quoi qu’on en dise. Bachar el-Assad aime raconter qu’à la différence de son père, il n’a jamais apprécié de voir ses portraits dans diverses tenues, militaires ou civiles, affichés sur les murs du pays. Il dit avoir demandé qu’il y en ait moins. Depuis les années de guerre, son image est redevenue omniprésente. Aujourd’hui, avec le drapeau syrien que l’on trouve peint sur les devantures des échoppes ou sur tous les plots en béton, ce portrait est une marque territoriale. D’ailleurs, ses opposants adorent marcher ou cracher dessus, ou encore le réduire en miettes lorsqu’ils font une percée sur les terres du régime. Parallèlement, les rebelles syriens ont repris les mêmes techniques de marquage de territoire. À Alep-Est, j’ai pu le constater, les devantures magasins étaient peintes du drapeau noir, blanc et vert de l’Armée syrienne libre. Dans les zones tenues par l’État islamique, la Chahada en lettres blanches sur fond noir s’affichait jusque sur les façades de certains immeubles. En revanche, en six ans de conflit, aucun visage chez ses adversaires n’a réussi à rivaliser avec celui d’Assad qui est resté celui qui incarne la figure du «Zaim», le leader, si importante au Moyen Orient. C’est bien la preuve qu’aucun leader n’est parvenu, aux yeux de la population, à sortir du lot pour incarner un projet alternatif dans une région où la conception de la politique reste marquée par la permanence de l’homme fort.
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Assad
Régis Le Sommier
18 € - 256 pages